Pendant ma grossesse, j’avais dressé une jolie liste des toutes les choses que je voulais faire durant mon congé de maternité. Eille, j’allais être TOUTE UNE ANNÉE à la maison, j’allais-tu en faire, moi, des choses, tu penses ? Tu sais, toutes ces petites affaires qu’on n’a jamais le temps de faire, qu’on reporte : créer un bel album photos pour chacun de nos voyages, faire un vrai gros ménage de tous les rangements de ma cuisine, repeindre le patio, relire Kundera, tiens ! (oui, oui, y’avait vraiment ça sur ma liste)
Ouais, ouais, ouais. Rétrospectivement, je regarde avec attendrissement la jeune femme naïve que j’étais alors. J’ai le goût de la serrer dans mes bras, de faire semblant de tousser en crachotant qu’elle aura parfois le choix entre une douche et 4 pages de Kundera. Mais à quoi bon lui gâcher son fun projeté; elle le découvrira bien assez tôt par elle-même.
Kundera doit être enseveli sous quinze biberons et cubes pour congeler les purées, quelque part dans le capharnaüm de mon armoire à Tupperware, et la Grèce côtoie toujours la Jordanie, l’Inde, le Maroc et les Philippines, pêle-mêle, dans ma bibliothèque iPhoto. C’est fou comment y’a ça dans tous les pays, hein, des ruines ?
En caressant ma bedaine, je m’imaginais aussi très très mobile. Je me voyais siroter un latte à la mousse sculptée avec art au Café Larue pendant que bébé dormirait tel un ange dans sa poussette Bugaboo; je me voyais sentir des aubergines avec passion, en fermant les yeux, au Marché Jean-Talon, bébé bien strappé sur ma poitrine, dans le porte-bébé; je me voyais aller jaser avec mes autres amies nouvelles mamans chaque semaine, pendant que notre progéniture s’ébattrait gaiement à nos pieds…
Je n’ai aucun don de clairvoyance, c’est moi qui te le dis.
C’est peut-être là ma plus grande désillusion du congé de maternité, cette incapacité à « être sur la trotte », comme dirait ma mère. Et pourquoi est-ce que je suis à la maison 85 % du temps ? À cause du sacro-saint horaire de bébé.
Et là, tu te dis « Ah, voilà, c’est parce qu’elle est une de ces freaks de l’horaire, une de ces mamans qui gèrent les journées de leurs enfants avec une poigne militaire ! ». Non. L’horaire, c’est comme avoir des punaises de lit : personne ne l’a désiré, personne ne l’a invité à s’installer, mais il est là, il existe. L’Horaire, avec un grand H, répond à certaines règles immuables dont :
– Mademoiselle C. boit aux quatre heure ou s’auto-détruit
– Il y a trois repas par jour dans le monde des humains
– Mademoiselle C. a des périodes d’éveil de deux à trois heures avant de montrer des signes clairs de fatigue. Si on ne répond pas à ces signes (en la mettant au lit), elle s’auto-détruit (prise 2)
Bien sûr, je parle ici de MA réalité. Je sais qu’il y a autour de moi plein de mamans dont les poupons sont pas mal plus conciliants que le mien, des mamans qui se contre-crissent de l’horaire parce que bébé est lui-même irrégulier, dort partout, boit partout, mange partout, chie partout. Alouette !
Pas mon bébé. Bon, oui, elle chie partout. Mais pour le reste…
En fait, la vérité, c’est que Mademoiselle C. est un bébé super sociable, qu’elle adore les autres enfants et aime sortir. Quel est le problème, alors ? Le « problème », c’est que tout le monde (et je dis bien TOUT LE MONDE) a les qualités de ses défauts. Mademoiselle C. ne fait pas exception :
QUALITÉ #1 : Mademoiselle C. est une petite fille hyper-curieuse et allumée. Yé.
REVERS DE LA MÉDAILLE : Tellement curieuse et allumée que l’allaiter en public est devenu quasiment impossible. Dès que quelque chose bouge dans son champ de vision, elle cesse de boire et tourne la tête, faisant gicler le lait sur les meubles, flashant mon mamelon à tous vents, et ça, c’est quand elle le lâche AVANT de tourner la tête (ouch). Difficile de mener un boire à terme lorsqu’il y a qui ou quoi que ce soit dans un rayon de 10 mètres et ça vaut même pour papa qui, à la maison, doit aller se cacher. Un écureuil passe devant la fenêtre ? Me voilà avec un mamelon en moins.
QUALITÉ #2 : Mademoiselle C. a compris que son lit est fait pour dormir et fait maintenant, sans protester, de belles siestes d’une heure et demie dont elle ressort reposée et souriante.
REVERS DE LA MÉDAILLE : Elle ne fait ces belles siestes QUE dans son lit, entourée d’objets familiers. Si je feel WILD et que je pars pour ma trépidante sortie quotidienne au Jean Coutu à l’heure de la sieste, provoquant une sieste hors-bassinette (c’est-à-dire dans la voiture, la poussette, le porte-bébé ou autre), ladite sieste dure maximum 30-35 minutes et Mademoiselle C. se réveille en tab*****. Après quelques jours à te taper le p’tit caractère de ma fille pissed off dans toute sa splendeur, toi aussi, tu t’arrangerais pour être à la maison à l’heure de la sieste.
QUALITÉ #3 : Mademoiselle C. se couche tôt et fait maintenant de belles nuits. À 19:00, elle est au lit, yeux et poings fermés et elle roupille jusqu’à 7:00-7:30 le lendemain, ce qui donne du temps à ses parents pour se détendre, faire l’amour, brailler sur Nouvelle Adresse ou regarder des photos et vidéos de leur fille.
REVERS DE LA MÉDAILLE : Encore une fois, sommeil = lit (ou parc, à la limite). Je peux difficilement aller te rejoindre dans un resto en espérant qu’elle dorme dans sa coquille à nos côtés. « Es-tu malade ? Dormir pendant qu’il y a des inconnus à regarder ? Des cuillères à taper sur des assiettes ? Du sel à vider sur la table ? » Je suis libre, mais libre à la maison. L’autre jour, mon chum m’a lancé, à la blague, vers 20:30 : « Eille, on va-tu prendre une marche ? » Et moi de m’illuminer : « Ah oui ! Ça ferait du bien ! » avant de réaliser qu’il plaisantait. On peut pas aller prendre une marche. Pas ensemble, en tout cas.
Pour le fun et au cas où ça t’intéresserait de comparer, voici l’horaire d’une journée typique avec Mademoiselle C., 6 mois 1/2, allaitée :
7:30 Lever et boire 1
9:00 Déjeuner solide
10:00-11:30 Sieste du matin
11:30 Boire 2
13:00 Dîner solide
14:00-15:30 Sieste de l’après-midi
15:30 Boire 3
17:00 Souper solide
18:30 Bain
19:00 Boire 4 et dodo
Et ça, c’est lorsque les siestes se déroulent bien. Parce qu’il y a des jours où c’est plutôt 3 siestes de 40 minutes… Alors dis-moi, toi qui me dis de sortir, de voir du monde, de profiter de mon congé, dis-moi OÙ DANS CET HORAIRE J’AURAIS PU ALLER CHILLER DANS UN CAFÉ SANS EMPORTER QUATORZE CONTENANTS DE PURÉE, SANS PASSER UNE DEMI-HEURE À TIRER MON LAIT AVANT, SANS RISQUER LE BACON DE FATIGUE EN PLEIN CAFÉ, HEIN ? OÙ ?
Tu argueras qu’il y a dans mon horaire typique de belles plages d’une heure et demie. Je te répondrai, le ton doucereux, qu’il faut que quelqu’un les fasse, les purées, qu’un bébé, ça salit des couches de façon assez régulière, que ça ne quitte pas son pyjama tout seul et que ça n’enfile pas son kit habit-tuque-cache-cou-mitaines tout seul non plus, avant d’aller affronter le froid canadien. J’ajouterai, avec un tressaillement dans le sourcil droit, qu’avant de penser aller VOIR DU MONDE, je pense à me laver et à m’habiller. Ben oui, chu d’même, moi. Et puis, voilà, je l’avoue, je mange, moi aussi ! Quelque part dans l’horaire, faut que je prenne trois repas MOI AUSSI. Et ma maison se salit. Surtout depuis que je perds l’équivalent d’un chat adulte en cheveux chaque jour…
Argggghhhhhh.
Écoute ça : hier, je décide d’aller au Toys’R’Us acheter un cadeau pour mon neveu dont c’était l’anniversaire aujourd’hui. J’ai tout planifié, me suis préparée pendant la sieste de Mademoiselle C., l’ai allaitée dès son réveil et pouf, on est parties. Hier, j’ai tout planifié SAUF le fait que c’était fucking black friday. Je suis revenue du Toys’R’Us trois heures plus tard, ma fille a sauté le dîner et moi, je me sentais comme une Lavaloise qui tente de monter à son chalet à Saint-Sauveur un vendredi à 18:00 : échevelée, à boutte et un peu agressive. Bon, c’est pas dramatique, tu me diras. T’as réussi à sortir ! Oui, mais la quantité de préparatifs et d’énergie requis transforme n’importe quelle sortie en expédition dans le Grand Nord.
Toys’R’Us / Grand Nord : même combat.
Je sors pareil, là. Je suis inscrite à des cours de natation avec ma fille et à un cours de muscu avec bébé aussi. Chaque fois, toute ma journée tourne autour de cet événement qui doit se glisser dans l’horaire entre les boires, la bouffe et le sommeil réparateur. Je l’avoue : j’ai déjà réveillé ma fille qui dormait depuis tout juste une demi-heure pour ne pas manquer le cours de sport. Mère indigne.
Malgré tout, je suis heureuse dans cet horaire de fou.
Mais câline que j’avais aucune espèce d’idée de tout ça avant d’avoir un enfant.
Relire Kundera. Héhé. T’es cute, fille.